REPÈRES SENSORIELS
Un extrait de mon livre:
Nature's Larder: Cooking with the Senses. Rizzoli NY
J’ai grandi au domaine du Bailey, entouré d’animaux, vivant en harmonie avec les saisons, initié à l’importance de l’eau, du silence, de l’espace et du grand air. Mes parents cultivaient un jardin et nous régalait d’une abondance de fines herbes et de légumes verts, de racines et de fleurs. Vivre l’expérience d’ingrédients issus d’un sol vivant, de l’univers de la cuisine et de la convivialité de la table fut toute une éducation sensorielle. L’abondance ou la rareté de la viande, de la volaille, des légumes, du pain, du lait et du miel – tous étant des produits maison – dépendaient du bon vouloir de Mère Nature, de notre ingéniosité, de la chance ou du hasard.
Le Bailey est une ferme entourée de trois collines surplombant un vallon boisé dans le Radnorshire. Un chemin bordé de sureaux, de sorbiers des oiseaux et de noisetiers mène à une barrière qui ouvre sur la lande. Quelques centaines de mètres plus loin, une source limpide sourd discrètement d’un écrin de bruyère et de myrtilles. Elle devient bien vite un ruisseau dont le flot abondant s’écoule sur un lit de galets et transporte l’or bleu - l’eau filtrée par les tourbières et les sols de schiste - jusqu’à la vallée en contrebas et la rivière Wye.
Dans les années 1970, le Radnorshire, à la frontière du Pays de Galles, était resté en grande partie à l’écart du progrès. Ici, les bergers chevauchant à cru et les vieux tracteurs étaient les deux seules forces de travail. L’agnelage, la tonte des moutons et la fenaison étaient les grands événements de l’année. La vallée abritait une communauté étroitement soudée, façonnée par la sagesse, les querelles et le folklore qui caractérisent la vie rurale.
À neuf ans, j’ai commencé à vagabonder en motocross à travers la lande. Je roulais en toute liberté sur des kilomètres dans n’importe quelle direction, suivant les sentiers des toucheurs de bestiaux, fendant l’air des collines, fonçant droit vers des vallées où le vent faisait danser la pluie puis la chassait brusquement pour accueillir le soleil. C’était un monde fait de bruyère, de fougère et d’ajonc, ponctué de sources et de ruisseaux. Rares étaient les signes de présence humaine. J’avais plus de chances de rencontrer des corbeaux, des buses, des coqs de bruyère, des chevaux sauvages et des moutons.
Les poules naines, les canards et les oies déambulaient en toute liberté à travers le verger, sur les chemins et dans le ruisseau, jusqu’au crépuscule - du soir ou de leur vie. Nos centaines d’ovins donnaient naissance à des centaines d’agneaux et les matins de mars et d’avril commençaient toujours par le même rituel : siffler le Border collie et, le chien sur les talons, faire le compte des agneaux nouveau-nés.
L’agneau servi à table était souvent un orphelin, élevé dans la maison au coin du feu aussi longtemps que l’exigeait son état délicat, puis castré et engraissé dans la cour de la ferme avec d’autres compagnons à plumes et à onglons. Puis, une nuit (c’était toujours de nuit), le rapport établi au fil des mois sur la confiance et l’administration de repas réguliers s’arrêtait soudainement et sans prévenir, d’une balle dans l’arrière de la tête et d’une lame sous la gorge. Alexis, mon père, saignait l’agneau au-dessus du ruisseau. Puis il le suspendait dans la grange et procédait à l’éviscération et au dépeçage. Ce furent mes premières leçons en boucherie.
Ici, au Tibas, la ferme où j’habite aujourd’hui dans le Sud-Ouest de la France, j’ai encore l’occasion de pratiquer ce savoir-faire. Mes voisins, les Vern, engraissent un cochon que nous tuons en janvier. Pendant trois jours de travail intense, sous le double signe de la débrouillardise et de la convivialité, nous procédons à la fabrication des incontournables du garde-manger pour l’année à venir. Tout est bon dans le cochon ! Les morceaux nobles du jambon de pays, l’épaule et le lard maigre sont trempés dans un alcool sans appellation ni existence reconnue, puis salés. La carcasse est soigneusement grattée et nettoyée. La chair à saucisse est hachée et assaisonnée. La confection des salamis, fromages de tête et autres pâtés va bon train. De la tête jusqu’aux pieds, tout est mis à réduire doucement sur le feu dans un immense chaudron de cuivre. La graisse résiduelle est filtrée, mise en pots et stérilisée. Les Vern, comme nombre de leurs homologues paysans, s’en serviront tout au long de l’année pour faire la cuisine.
Roger et Huguette Verne se connaissent depuis l’école et se sont mariés juste après la Seconde guerre mondiale. Dans l’euphorie du départ des troupes nazies, ils transformèrent leur grange en salle de bal : pendant près d’une décennie, à pied ou à vélo, on y vint de loin pour danser, boire un verre, jouer aux cartes et flirter.
De l’automne au printemps, chez les Vern, un chaudron de soupe mijote dans l’âtre. Avec leur voisin et ami d’enfance, Monsieur Blanc, ils représentent un trésor de sagesse paysanne. Je les surnomme « Le Gang pré-Plan Marshall ». Ils vivent comme à l’époque de leur jeunesse : hors du temps, autonomes.
J’emploie ici le terme « paysan » sans aucune connotation péjorative. Certains revendiquent fièrement une identité paysanne, et la brandissent comme un signe distinctif de leurs valeurs et de leur identité culturelle.
Dans les communautés paysannes, l’identité particulière d’un producteur est souvent marquée par la nature d’une culture agricole et le parler régional. La transmission de talents héréditaires, de comportements et de manières de faire à travers les lignées familiales et les catégories de travailleurs permet le développement d’identités bien affirmées. Nous devons à des générations d’agriculture paysanne des personnages tels que, le Père Pêche, la Dame aux Huîtres, Madame Melon, Monsieur Alambic, Mademoiselle Miel, etc. De ce kaléidoscope de personnages émanent l’esprit et l’essence de leurs produits et, par association, la culture de leur région. Des fermiers, dont le teint, l’attitude et l’énergie sont le reflet de la terre qu’ils cultivent et témoignent les heures passées en plein air. Dont chaque ride raconte leur passion pour ce métier.
L’agriculture paysanne qui utilise des méthodes naturelles dans des environnements préservés contribue à entretenir une référence sensorielle à ce qui fait la vitalité d’un produit. Elle constitue en quelque sorte le conservatoire des saveurs.
Dans le langage œnologique, le terme terroir sert à décrire les particularités d’un vin : le cépage, la qualité du sol, le microclimat. Il englobe les éléments constitutifs et les facteurs contributifs. Les racines de la vigne plongent dans la terre pour atteindre les minéraux solubles du substrat rocheux : il en résulte le goût inimitable d’un terroir. Il en va de même pour le fromage, le cidre, les fruits, les légumes etc. La qualité du régime alimentaire d’un troupeau laitier affecte directement la qualité du lait. La présence d’un foin de printemps, produit naturellement sur place, sans engrais chimique et riche en fleurs, s’exprimera dans le fromage. Il enrichira le lait, et la diversité des espèces végétales aura une influence sur le goût et la couleur.
L’agriculture paysanne, avec ses méthodes naturelles de production et d’exploitation, subsiste dans de nombreuses régions. Des régions dont le terroir offre des conditions favorables à une activité particulière, qu’il s’agisse de la culture du safran, des câpres, ou de l’élevage bovin de races à viande. Partager les références sensorielles d’un melon de Cavaillon, d’une pomme normande, d’un homard breton, d’un agneau de prés salé, d’une carotte de Nantes, de la fleur de sel de Guérande, d’une pêche de Gaillac, d’une saucisse de Toulouse, de l’huile d’olive de la côte Méditerranée … c’est participer à notre patrimoine sensoriel. C’est l’affirmation joyeuse et sensuelle d’une identité.
La vitalité et l’intégrité du produit sont la base même de mon travail de cuisinier. Je suis extrêmement pointilleux sur la santé des sols où poussent les légumes, la qualité des pâturages où paît le bétail, et l’intégrité des eaux d’où provient le poisson. Je veux tout connaître d’un ingrédient : sa provenance mais aussi le producteur et la méthode de production.
Je m’approvisionne donc directement à la source. J’achète chez le producteur et j’évite autant que possible les intermédiaires. De la découverte d’un produit à la rencontre avec son producteur, je me suis fait beaucoup d’amis. Un ingrédient vibrant de vitalité et stimulant les sens résulte très probablement d’un processus sain. Tisser des liens avec les producteurs et les éleveurs, connaître leur environnement, a pour effet subtil mais significatif d’inciter les gens à avoir plus de respect pour la nourriture qui orne la table à manger.
Je ressens un immense plaisir à présenter la pêche parfaite ou le fromage le plus frais, fabriqué avec le lait d’un seul troupeau, à une tablée à mille lieues de se douter de quoi que ce soit, et aux palais de personnes dites « raffinées ». C’est cette simplicité qui constitue le véritable luxe.
J’ai appris à cuisiner en famille, en passant du temps en cuisine. Ma famille n’est ni française, ni anglaise, mais les deux à la fois. Notre approche de la cuisine est un hymne aux ingrédients de base, avec lesquels l’intervention du cuisinier doit être aussi minimale que possible. L’art de l’assaisonnement et la conscience des synergies entre les ingrédients m’ont été inculqués dès mon plus jeune âge, tout comme l’idée que « chaque légume garde une maitresse quelque part parmi les fines herbes. »
En tout lieu, en toute saison, il y a toujours un ingrédient comestible parvenu à maturité. Peut-être ne s’agira-t-il que d’une herbe aromatique ou d’une fleur pour accompagner un mets salé ou fumé, ou une conserve apprêté lors d’une précédente période d’abondance, mais quoi qu’il en soit, cet ingrédient posera sa marque indélébile sur le moment et le lieu de votre repas. La qualité de ce souvenir, sa qualité sensorielle vous accompagnera au fil du temps.
Mon éducation m’a aussi permis de prêter attention à la texture, au parfum et au goût de l’aliment récolté et consommé dans l’instant : croquer la pointe d’une asperge juste coupée, déguster un filet prélevé sur un poisson encore frétillant, ou mordre dans une pêche blanche gorgée du soleil de l’après-midi. Le parfum, la texture et le goût des ingrédients savourés à l’apogée de leur maturité et de leur appétence créent des critères de référence sensorielle. La richesse et la subtilité de cette palette renseignent et imprègnent les sens : elles sont le guide, le stimulant, les déclencheurs sensoriels de ce que j’appelle (the mind’s eye and palate) l’esprit et le palais.
Quand vous combinez une référence à l’essence, aux parfums, aux textures, et aux goûts des ingrédients avec une conscience de la meilleure manière de glorifier leurs synergies naturelles, la cuisine se cristallise en une vision sensorielle. Où il n’y a plus ni « vérité » ni « erreur », mais simplement les saveurs du jour dont vous aspirer à vous délecter.
Les cerises seront peut-être tardives et rares, mais il y en aura, c’est certain, et par un heureux hasard, peut-être coïncideront-elles pendant une très brève période avec l’apparition des premières feuilles du basilic. Posez-vous alors la question : « De quoi puis-je disposer et que pourrais-je en faire ? » Eh bien ! Si votre esprit et votre palais sont curieux et en éveil, la réponse sera : ce que tu as envie de déguster. Quelques fèves blanchies et pelées, une poignée de cerises décortiquées, de tendres feuilles de basilic, une pincée de fleur de sel et un filet de bonne huile d’olive : voilà comment faire de deux-trois bricoles, une délicate garniture printanière.
Lorsque vous consommez des aliments qui sont produits par un système, vous ingérez physiologiquement et émotionnellement les valeurs de ce système. Cueillir et manger un abricot arrivé à pleine maturité, c’est être en symbiose avec le fruit, l’arbre, le verger, la saison et la Nature. Pareillement, quand vous consommez des produits transformés, les valeurs ingérées sont celles de l’uniformité et d’un monde où la saison, le fermier et tous les acteurs de la chaîne de production de cette nourriture disparaissent dans le flou d’un anonymat sous-payé. Le produit alimentaire industriel est totalement déconnecté du lieu, de la personne et des méthodes qui permettent sa production.
Au Bailey, j’avais de la chance. Je savais ce qu’avait mangé le mouton qui avait fini dans mon assiette, et d’où venait l’eau qui était dans mon verre. Aujourd’hui, je sais comment est nourri le cochon des Vern, je sais ce que picorent leurs poules naines et où elles pondent. Le fumier issu des déjections animales est une ressource précieuse. Il reconstitue le sol en remplaçant les minéraux et nutriments temporairement empruntés.
Pour conserver un sol sain et vivant, la méthode la plus simple, la plus sûre et la plus ancienne est de gérer la prairie de manière responsable avec l’aide des plantes et des animaux. En d’autres termes, cultiver (ou jardiner) un environnement bien contrôlé, avec un objectif bien conçu, et en restant toujours à l’écoute des rythmes et des cycles de la Nature.
Il est préférable de pratiquer la rotation des cultures et d’alterner avec des périodes où les parcelles seront broutées, parcourues et fumées par le bétail. Le carbone, l’oxygène, l’hydrogène et l’azote extraits de la terre par les plantes retournent au sol sous forme d’engrais et de masse végétale biodégradable. Ce cycle régénère et reconstitue le sol pour permettre à une nouvelle génération de végétaux d’y puiser la vie.
Géré avec efficience, en respectant son rythme, ce système simple, naturel et équilibré optimise le transfert de l’énergie solaire et favorise la constitution du sol. Avant nous, des générations de plantes et d’animaux se sont nourris de ce sol dont dépend notre vie - et la survie des générations futures. Éternel recommencement.